On a tous joué au « où étais tu le jour de la mort de Kennedy ? » « Où étais tu le 11 septembre 2001 ? » « Tu faisais quoi quand tu appris l’attentat à Charlie Hebdo ? » « C’était quoi ta soirée du 13 novembre 2015 ? »
Pour Kennedy, je n’étais pas née mais pour les trois autres évènements, je me souviens précisément des images, des lieux, des sensations.
En revanche, je serais bien en peine de dire ou j’étais, avec qui et comment j’étais habillée la 1ère fois où j’ai entendu parler de la COVID.
Et vous, vous pourriez ? Dire exactement le moment ou vous avez entendu parler de la COVID pour la 1ère fois ? Ou peut-être alors de l’exact moment où vous avez pris conscience de la gravité de la situation ?
C’était forcément plus diffus. Par étape. Il n’y eut pas l’annonce d’un choc, d’une catastrophe, mais des info qui en appelèrent d’autres, puis d’autres encore, de plus en plus graves, puis carrément alarmantes.
Quand exactement ai-je prêté attention à ces infos pour la 1ère fois ? Je n’en sais absolument rien ! Mais si je me creuse bien les méninges, il me semble que la 1ère fois que j’ai évoqué le sujet c’était le 27 janvier après un meeting pour les municipales sur le ton de la grosse plaisanterie.
Bref, toute cette merde a commencé il y a un peu plus d’un an, j’ai longtemps fait partie de ceux qui n’ont pas voulu accepter la réalité qui était en train d’advenir, le drame qui approchait mais à partir d’il y a un an, le 11 mars, je saurais très précisément raconter chacune des journées de l’année qui vient de s’écouler.
En voulant vérifier l’horaire d’un rendez-vous jeudi après-midi, j’ai fait une fausse manip sur mon agenda téléphonique et je me suis retrouvée le 11 mars 2020. Geste magnifiquement manqué. Le 11 mars 2020 était inscrit à mon agenda « Déjeuner Sartrouville ». Comme toutes les semaines, j’étais allée déjeuner avec mes parents. Le jour de notre déjeuner hebdomadaire n’était pas fixe, ça dépendait de mon emploi du temps. Cette semaine-là, le 11 mars, c’était un mercredi. Le jour des enfants.
Depuis quelques semaines, le rituel était d’arriver tôt pour faire déjeuner ma mère, qui n’était pas en état de se lever pour manger, puis de rejoindre mon père pour déjeuner avec lui rapidement chez le traiteur chinois en face de l’ephad, puis de remonter ensemble dans la chambre de ma mère, passer un petit moment tous les trois avant de repartir travailler.
Mon père était très loin d’être l’homme le plus jovial de la terre mais pour ce déjeuner du 11 mars, il était plutôt de bonne humeur.
Et je suis bien certaine qu’on n’a pas parlé du virus avec inquiétude, ni des dangers qu’ils courraient tous les deux, ni encore moins du bordel à venir. Certainement m’a-t-il expliqué les précautions qu’il prenait pour protéger ma mère, masque et gel à l’arrivée, certainement s’est-on étonné que tout le personnel ne porte pas systématiquement de masque. Mais nous n’avons pas creusé le sujet plus que ça. On n’a même pas abordé la possibilité d’un confinement, la fermeture des restos et magasins. Ce n’était vraiment pas une conversation de « il va se passer un truc grave, on est en danger ». Evidemment pas une conversation de « c’est notre der des der papa. »
Parce que ce déjeuner du 11 mars chez le traiteur chinois de l’avenue Jean Jaurès à Sartrouville était le dernier avec mon père.
Si j’avais su, je l’aurais pris dans mes bras pour lui dire à quel point je l’aimais, pour le remercier d’avoir été si attentif, si généreux, d’avoir toujours veillé à ce que nous ne manquions de rien, d’avoir été un grand-père si extraordinaire, d’avoir si bien pris soin de ma mère toutes ces dernières années.
Si j’avais su, je me serais excusée pour l’avoir tant engueulé, tant « fâché » comme il disait, même si je savais qu’il savait que c’était ma façon à moi de lui montrer mon affection, le rudoyer, le secouer.
Si j’avais su, je lui aurais dit comme j’étais fière d’avoir eu pour père un homme bien, qui m’avait transmis le gout de la politique, de la chose publique et de la justice, qui m’avait fait partager son gout du cinéma populaire, les Sautet, Lelouch, Montand, Rochefort et les autres.
Si j’avais su, je lui aurais dit comme son regard protecteur et bienveillant m’avait toujours permis de choisir ma vie avec liberté, et que si je ne m’en étais pas privée, c’était que son amour, leur amour, inconditionnel et illimité, était mon filet de sécurité.
Si j’avais su, j’aurais salué son courage, son indépendance d’esprit et sa volonté de nous faire étudier pour « réussir » tout en sachant toujours nous rappeler d’où nous venions.
Si j’avais su, je l’aurais interrogé et filmé avec mon téléphone comme je l’ai tant fait avec ma mère, sur son enfance pendant la guerre, caché dans le Morvan, sur son retour à Paris, la découverte de ses parents, à 8 ans, son adolescence brisée par l’obligation d’arrêter l’école à 14 ans et de travailler à l’atelier de confection paternel, sur sa jeunesse avec les copains, les filles, le volley, la guerre d’Algérie.
Si j’avais su, je lui aurais dit que son histoire était passionnante, édifiante, qu’elle forçait le respect et que si je me moquais si souvent de lui, ce n’était surtout pas par mépris.
Tout cela je lui ai dit. Trois semaines après. Alors qu’il étouffait sur son lit d’hôpital. Et que je savais que c’était fini.
Mais ce 11 mars comme d’habitude, comme depuis toujours, nous sommes restés très factuels, parce qu’il y avait une montagne de pudeur qui s’élevait entre nous.
Et à la fin du déjeuner, comme d’hab, il s’est levé pour aller payer, et je l’ai suivi avec sa sacoche, sa veste et sa canne. Comme d’hab. Parce que je voyais bien tout de même comme il diminuait, comme il était de plus en plus fragile, plié en deux, bringuebalant. Et puis, on a traversé l’avenue Jean Jaurès et on est allé voir ma mère, en se lavant les mains au gel et en mettant un masque à l’entrée de l’ephad.
Quand je les ai quittés pour retourner travailler, je ne sais plus si il m’a raccompagné pour aller chercher un tuc dans la voiture, comme ça arrivait parfois ou si je l’ai laissé, en train de faire le point avec ma mère, mi français mi yiddish, sur les dernières nouvelles qui faisaient leur quotidien, ses douleurs de la nuit passée, les pensionnaires de l’ephad et les aides-soignantes.
En fait je ne me souviens pas de la dernière image que j’ai de lui ce 11 mars 2020, de ce dernier au revoir. Je ne m’en souviens pas du tout. Etait-il dans la chambre de ma mère ? Assis dans le fauteuil près du lit où il passait tous ses après-midis depuis 18 mois ? Ou debout près d’elle en train de lui remettre son oreiller ou de lui verser un verre d’eau ? Ou non, je crois plutôt qu’il m’a raccompagné dans le couloir, jusqu’à l’escalier. Oui histoire de marcher un peu. Je n’en suis pas sure mais il me semble que c’est ça. Nos derniers pas côte à côte. Nos derniers mots, en vie, en forme. Sans savoir.
Mes derniers instants d’insouciance.
Malgré leur fatigue, leur inexorable vieillesse, les maladies et pépins qui se multipliaient, je suis certaine qu’à ce moment, il y avait encore de l’insouciance, c’est-à-dire la certitude qu’on se reverrait exactement dans les mêmes conditions la semaine d’après.
« Je regarde mon agenda et je t’appelle pour te dire quand je viens la semaine prochaine » Une certitude totalement inébranlable, même par le virus et la crise, qui n’en était pas encore une ce 11 mars.
C’est le comble quand même pour ces ashkénazes qui avaient vécu toute leur vie dans une atmosphère de catastrophe imminente, et qui avaient toujours un malheur d’avance !
Mon père, champion interplanétaire de l’inquiétude et ma mère qui se mourait dans son ephad, étaient bizarrement plutôt en forme et presque guillerets ce 11 mars 2020, pourtant notre dernier moment partagé tous les trois, à six jours d’un confinement qui allaient bouleverser le pays tout entier.
Mes parents étaient des survivants, c’est quand tout allait bien que ça les angoissait, parce que ça ne pouvait pas durer. La catastrophe leur allait à ravir. C‘était un état presque naturel.
Depuis un an maintenant, depuis ce jour-là, je sais ce que j’ai fait, à quel moment et dans quel ordre. Le temps a pris une valeur particulière, il n’y a plus rien d’insouciant.
Et je saurais dire exactement où j’étais et avec qui, le 16 mars quand Emmanuel Macron a annoncé le confinement et au #Jour15, quand la médecin chef du service gastro-diabeto de l’hôpital d’Argenteuil ou mon père était hospitalisé depuis 2 jours, nous a annoncé qu’il était positif à la COVID.